REINIER VAN HOUDT
DRIFT NOWHERE PAST/THE ADVENTURE OF SLEEP
ELSEWHERE, 2 CD, 021-1/021-2 – 2022
Pour le confinement, le label Earstwhile avait créé une série AMPLIFY 2020, pendant online du festival du même nom. Jon Abbey, patron du label Earstwhile, et les artistes sonores Vanessa Rossetto et Matthew Revert avaient demandé à une centaine de musiciens de l’Internationale expérimentale à contribuer à cette série, dont on peut retrouver l’intégralité des enregistrements gratuits sur Bandcamp. Parmi ces contributions, on trouvait notamment des participations passionnantes comme : Judith Hamman, James Rushford, Clara de Asis, Greg Kelley, Kate Carr, Jérôme Noetinger, Sachiko M, Crys Cole, Vanessa Rossetto, Moniek Darge, Jason Lescalleet, Ryoko Akama etc. On trouvait aussi le compositeur/pianiste Reinier van Houdt, basé à Rotterdam, qui avait créé pour cette série 11 pièces…
Pianiste virtuose ayant étudié le piano à la Liszt-Academy de Budapest et au Conservatoire royal de La Haye, Reinier Van Houdt s’est construit un répertoire inhabituel grâce à des collaborations avec des compositeurs (Annea Lockwood, Alvin Curran, John Cage, Alvin Lucier, Francisco Lopez, Giacinto Scelsi, Luc Ferrari, Peter Ablinger, Alessandro Bosetti) et des musiciens atypiques (David Tibet de Current 93, Nick Cave, John Zorn). En plus d’être pianiste virtuose, il se fait l’explorateur fasciné du hors-champ sonore : de la physicalité d’objets divers, des bruits aux sons environnementaux, de la mémoire, du temps et de l’espace. Drift Nowhere Past/The Adventure Of Sleep est un diptyque sorti récemment en double CD sur Elsewhere, label de musique minimaliste et contemporaine mené par Yuko Zama, également rattachée aux labels Erstwhile et Gravity Wave. Une citation de Franz Kafka a servi de devise silencieuse à la composition de ces musiques : « Tu n’as pas besoin de quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends simplement, sois tranquille, immobile et solitaire. Le monde s’offrira librement à toi pour être démasqué, il n’a pas le choix, il se roulera en extase à tes pieds ».
Drift Nowhere Past regroupe chacune des six pièces qui avaient été enregistrées le 22 de chaque mois pour la série Amplify 2020. Ces morceaux sont conçus comme une sorte de journal intime sonore, Van Houdt ayant composé ces pièces à partir de ce qu’il a joué, écouté, enregistré, rejoué, lu, regardé, entendu ou imaginé pendant ces journées spécifiques du confinement. Le piano donneles notes en ouverture, accompagné d’un chantonnement et d’une voix féminine, puis dérive progressivement vers les espaces de son imaginaire : voix issues de scènes de films, on croit reconnaître celle de Jeanne Moreau, ou un film de Robert Bresson ; sons de cordes jouées à l’archet s’étirant dans un infini du temps, synthétiseurs, toutes sortes de sonorités d’une inventivité où des filigranes de souvenirs remontent à la surface. Sur « Friction Sleep Maze », un son électronique abstrait, puis un déferlement de notes provenant d’un inconnu, servent de cadre où le piano de Reinier se confond avec des notes industrielles puis avec la voix de Marguerite Duras, extrait de son film Le Camion qui s’immisce dans la bande-son. La fiction s’incorpore à notre réalité, à notre mémoire. Dans « Horizon Without Traveller », on reconnaît un extrait de « She Was A Visitor » de Robert Ashley (tiré de Automatic Writing) ; le poids de l’influence se fond dans la toile, puis l’espace intérieur se déplie, nous amenant vers un horizon impalpable, où l’environnement réel de Reinier van Houdt et les sons provenant de films ou d’archives, qu’il réinjecte dans l’enregistrement, se confondent, formant un tout indissociable. Sur « Skies Waves Trails », des terres plus arides, ou plus industrielles, des magmas sonores telluriques forment des vagues, sentiers arides frôlant l’abstraction cosmique, textures granulaires et continuum de sons naturels et dits artificiels. Un piano atonal séparé de silences qui rappelle le jeu de John Tilbury pour Feldman, et des sons électroniques hétéroclites viennent tantôt perturber l’équilibre général sur « Bardo For Cor ». Dans « Mystery Of Erasure », une progression qui part du silence et de l’imperceptible, puis des sons de cloche, une mélopée à la Chopin, pour arriver à une apothéose d’amas de sons industriels qui viennent se télescoper en hors-champ. Des mots en anglais en scansion se dédoublent, jusqu’au basculement dans un vaste maelstrom, magma à son paroxysme d’intensité, empilement de couches sonores qui rappelle les collages sonores surréalistes de Nurse With Wound – le son du gouffre, plongée cauchemardesque dans un grand trou noir où tout est abîme. Puis l’apaisement du début revient dans la boucle, ces quelques notes qui nous ramènent au silence, temps déplié.
Pour The Adventure Of Sleep, dont la composition s’étend sur une période de six mois, van Houdt a souhaité se concentrer sur des situations qui se répètent chaque jour. Dans « A Stitch In Time », c’est le temps qui passe, pressé par le crépitement de l’horloge qui nous rappelle ce moment du réveil : « ton réveil sonne/ tu refermes les yeux/ ce n’est pas un geste prémédité mais un geste que tu évites de faire/ ton sommeil a été paisible ». Tandis que sur « Parallel Spaces », c’est le moment du sommeil qui est évoqué, avec cette voix tirée du film Un homme qui dort : « l’oubli s’infiltre dans ta mémoire/ les fissures du plafond dessinent un labyrinthe/ la chaleur dans ta chambre comme dans une fournaise/ ce réveil qui n’a pas sonné/ tu t’étends, tu te laisses glisser, tu plonges dans le sommeil ». Et puis une mélodie à la cithare et quelques notes de clochettes sur un enregistrement microtonal, matière qui se referme, la bande-son se confondant à nos espaces intérieurs, le temps qui s’étire au fur et à mesure, où l’on ne discerne plus vraiment ce qui relève du dedans ou du dehors. Le réel confine à l’abstraction, évocateur de ces espaces flottants dans le creux de nos songes les plus abstraits. «-Void- », surface électronique minimale et infime évoquant la nuit, l’imperceptible des fréquences et des sons fantomatiques, au bord du silence, nous ramène dans des terres abstraites jadis explorées par Akira Rabelais. C’est l’horizon de la nuit aux confins du vide qui est convoqué, quelques notes éparses de piano se répondent puis une voix narre : « Il fait nuit/ tu fermes les yeux et tu les ouvres… le temps passe/ tu sommeilles/ tout est vague/ ta respiration est un algorithme… et les filaments explosent et se multiplient ». L’électronique reprend le dessus : effusion de bruit blanc et de sons venus de nulle part. Un monolithe venant de l’inconnu, cornes de brumes, son de l’aube réinventé, blocs de sons obscurcis – apothéose dramatique, dérive secrète vers l’horizon de l’imperceptible où l’on imagine un navire qui s’échoue, évoquant le Fog Tropes d’Ingram Marshall ou bien les tableaux de tempêtes de William Turner. Sensation d’être perdu dans le brouillard du son, dans la brume… Par son caractère mêlant intimisme et collage sonore, ce disque peut évoquer sous certains aspects la bande-son du film Œil oignon du réalisateur Michel Zumpf, longue dérive sonore et visuelle : même sophistication, éloge de la beauté, goût pour le classicisme, collages et amour des sons, des voix et des espaces insoupçonnés du flux de conscience. Il s’inscrit aussi à la suite du travail hantologique d’Akira Rabelais sur CXVI, le travail de montage et les voix parlées distanciées peuvent rappeler l’univers sonore de Dominique Petitgand, qui nous a appris à écouter autrement le réel, ou encore Salmon Run de Graham Lambkin, où sons du quotidien et étrangeté venaient à s’entremêler pour former un tout indissociable. Une œuvre passionnante, dont on n’a pas fini d’explorer les richesses et les recoins infinis. Un disque sur le temps, la mémoire, ces espaces imaginaires de l’intime, et l’image-temps de Gilles Deleuze.
Delphine DORA