THE REAL EVELYN MCHALE? B/W 4 HANDS IS BETTER THAN NONE / GHOSTS II
Avez-vous entendu les « doom sessions » de Robert Johnson? Voilà typiquement le genre de conversation cartoonesque – à la Charles Burns – qu’on pourrait tenir dans l’univers fantasmatique de Rudolph GREY, véritable « détective sauvage » « détective sauvage » à la recherche inlassable des films perdus d’Ed Wood, des images télé détruites d’Albert Ayler, rêvant de l’hypothétique amateur qui aurait filmé les fureurs masochistes des concerts de Suicide en 1973 dans ce monde d’avant Internet, obscur comme une forêt de légendes ou une parole de pythie; il lui arrive aussi de traquer vainement un de ses propres batteurs d’il y a trente ans pour espérer reformer un groupe maudit et commémorer cette no wave dont il était, même s’il a abandonné l’espoir de retrouver ses propres enregistrements perdus – un 45t avec Lydia Lunch noyé avec la faillite du studio, les démos de l’album de Red Transistor et son projet de production par John Cale –, il aime à rappeler son armada titanesque, défaite dans les brouillards de l’histoire secrète: calibres white light (Glenn Branca, Alan Vega, Arto Lindsay, Tim Wright (DNA), Z’ev, Mars) / élites black heat (Arthur DOYLE, Beaver Harris, Charles Tyler, Charles Gayle), il passe en revue ses troupes atomiques de Blue Humans, il nous laisse miroiter le mirage exotica-bruitiste des Flaming Angels où il enroulait telles des lianes obscènes des enregistrements de bêtes sauvages autour des extases d’Andrew Cyrille, Rashied Ali, Lee Ranaldo et des saxophonistes de Borbetomagus. On coupe court à cette première séance de name dropping, pénétrante pour le moins comme l’éloge électrique de la perte, de la dépense et du boucan. Rudolph GREY est un guitariste rare (aucune publication depuis 1996) plus préoccupé par des questions thermonucléaires et leurs réponses chaotiques et libertaires que par les modes musicales s’appelleraient-elles free rock ou jazz-non.
Il s’acharne à extraire une musique d’un univers parallèle où ses obsessions auraient cristallisé : enfantée par la foudre terminale d’Albert Ayler et d’Henry Vestine, par le bruit perdu des Stooges ruminant leurs versions de Coltrane ou de Pharoah Sanders, mauvaise herbe sur la terre brûlée du « LA Blues« , retournée par les transes de la « Bäbi Music » de Milford Graves, Arthur DOYLE et Hugh Glover et les riffs plombés des Arrows de Davie Allan.
Rudolph GREY est un musicien fatalement Blank défendu par quelques fils prodiges comme Thurston Moore (qui l’a invité dès la Noise Fest de 1981 à jouer avec Arthur DOYLE et Beaver Harris, publié chez Ecstatic Peace et fait jouer en ouverture de Sonic Youth) ou Alan Licht (membre d’une belle version des Blue Humans avec Tom Surgal).
Rudolph GREY s’obstine à publier de jolis 45 tours de couleurs pour des juke-boxes introuvables ailleurs que dans les mondes de Pynchon, Dick ou Burroughs.
C’est après la séparation orageuse de Red Transistor (1977-1978), son groupe no wave, que Rudolph GREY commence à jouer avec des musiciens de la scène loft jazz et forme les Blue Humans avec les batteurs Rashid Bakr, puis Beaver Harris et le saxophoniste Arthur DOYLE. Ils vont écumer les clubs de la nouvelle vague new-yorkaise avec leurs improvisations hautement électriques.
« Ghosts II » (dont on connaît une version live sur l’album « Transfixed« ) date de cette période (1980) et projette l’aventure aylérienne. Y chantent les fantômes des fantômes, Arthur DOYLE y joue une « Mayonnaise » des marécages, une ballade jusqu’au-boutiste au risque de la vie et du sens, une ritournelle strangulée jusqu’au tout ou rien de l’éclair. Dans le fond de la pièce et dans une atmosphère de fer brûlé, Rudolph GREY fait des passes de bonneteur autour des cordes de sa guitare, électrique comme une chaise de condamné.
« 4 Hands Is Better Than None » est un duo enregistré avec Sumner Crane de Mars en 1980: guitare et piano pour une improvisation sinistre où les instruments sonnent comme des chaînes et des fouets, une sorte d’étrange version idéale pour la frénétique séquence de sexualité et de mort du film de Jess Franco « Le sadique Baron Von Klaus » (déjà illustrée par une musique dissonante de Daniel White), séquence d’un tel érotisme qu’elle est vite devenue invisible (coupée de toutes les copies du film par des projectionnistes fétichistes – on la trouve finalement sur l’édition DVD américaine du film mais surtout pas sur l’édition française qui l’annonce pourtant); ça donne envie de faire sonner les langues : « A quattro mani è meglio di niente » a l’amertume d’un beau titre de giallo, « Cuatro manos es mejor que ninguna » est le cri libertaire d’une pellicule qui n’existe pas ! Ce déchaînement d’énergies donne aussi l’envie de rappeler les amours noirs du free jazz et du cinéma « de nus et de chaînes » (Ado Kyrou) : le Team de François Tusques, Barney Wilen, Beb Guérin, J.F Jenny Clark et Eddy Gaumont fonçant sur les plages des premiers films de Jean Rollin (« Le Viol du Vampire » et « La Vampire Nue« ) ou les bagarres musicales de Kaoru Abe dans cet irrattrapable film de perte et de destruction de Koji Wakamatsu (« 13 Serial Rapes« ), mais trêve d’égarement, « 4 Hands Is Better Than None » propose une musique véritablement inouïe catapultant un acharnement sadique sur une ballade purement cinématographique, coups sourds des basses, hululements des cordes, du jamais entendu pour une séance rêvée de cinéma de quartier !
« The Real Evelyn McHale ? » est l’enregistrement le plus récent de Rudolph GREY (2007), nouvel hommage à la belle suicidée de l’Empire State building, photographiée par l’étudiant Robert Wiles le 1er mai 1947,
« posée » dans la tôle d’une limousine pulvérisée. Rudolph GREY rallume son Tombeau pour Evelyn McHale (déjà rendu en une minute de vacarme sur « Just Another Asshole # 5 » en 1981), étendu à trois minutes et dixneuf secondes de guitare électrique : ondes de choc, reptations métalliques, stupeur musicale, écho tétanique puis burn-out élogieux, extatique et jouisseur.
On rêve d’une version longue où l’on pourrait peut-être entendre le ressac mortifère de l’East River.
« Real » parce que la minute sur JAA n’était pas celle que Rudolph GREY avait sélectionnée sur la master tape (« So it is not the real Evelyn McHale » me confiait-il en 1990).
Et ce Question Mark parce que Rudolph GREY « cherche toujours » la véritable mais insaisissable beauté de la catastrophe et du chaos…
Sa résonance, peut-être comme d’une « doom session » de Robert Johnson ?
YVES BOTZ