EXPÉRIMENTATIONS MUSICALES DE JEAN DUBUFFET (II)

JEAN DUBUFFET

RUMPSTI PUMSTI (MUSIK)EDITION NUMMER 13

Distribution : Les Presses Du RéelA-Musik

2CDS

Malgré des réflexions d’une grande modernité sur le son, Jean Dubuffet ne fut pratiquement musicien que pendant quelques mois entre décembre 1960 et le milieu de l’année 1961. 
Le compositeur turc İlhan Mimaroğlu évoque le choc éprouvé le jour où pensant écouter le nouveau disque d’un compositeur connu qu’il trouve très réussi, il découvre qu’il se méprend totalement sur l’identité de ce compositeur et que ce musicien qui lui semble enfin avoir produit un travail singulier n’est autre que Jean Dubuffet. Editées de manière confidentielle sous la forme d’un coffret de six disques vinyles édité à 60 exemplaires en 1961, ces pièces sont avec de rares enregistrements les seules traces musicales des réunions d’Asger Jorn et de Dubuffet, rejoints parfois par Alain Vian. Accordéoniste, Alain Vian est aussi propriétaire d’un magasin d’ instruments de musique plus ou moins insolites situé jusqu’à sa mort au 8 rue Grégoire de Tours dans Saint-Germain-des-Près, et dans lequel ils se fournissent. A cette période, Dubuffet confesse toute l’excitation qu’ils ont à se retrouver, à manipuler ces instruments, à enregistrer, accélérant même rapidement la fréquence de leurs réunions. Leur idée est alors de faire sortir de ces instruments des sons inattendus, en faisant table rase d’à peu près toutes les conventions sur lesquelles s’était construite la musique occidentale : ni système, ni composition, ni notation, ni hiérarchie des sons, rappelant les propos d’un autre CoBrA, Karel Appel, qui écrit en 1963, ‘My Work is not art, but the spontaneous adventure of now’. De ces sessions naissent un ensemble de pièces jouées et enregistrées puis retravaillées par des techniques de superpositions et de rééenregistrements qu’offre alors le développement des magnétophones à bande portatifs. Ce qui ressort de ces enregistrements est une forme anticipée de collaboration bruitiste et libre qui pose l’enregistrement comme unique forme possible de l’écriture des sons. Ecouter ces expérimentations après un demi-siècle d’histoire de la musique improvisée n’est pas simple. La volonté revendiquée de rupture et de retour aux origines primitives de la musique marque évidemment le début d’une autre histoire, celle d’une musique improvisée qui va à son tour se définir un ensemble de codes, s’ abriter sous de nouvelles constructions. Les morceaux ayant été enregistrés sur une période assez courte il est toutefois intéressant d’en retenter une écoute à l’aveugle, comme celle de Mimaroğlu en 1969, sentir l’évolution de ces expérimentations, de quelles manières apparaissent des structures rythmiques, des motifs temporaires, comment s’organise et se désorganise une musique à la recherche d’un ailleurs. Désapprendre la musique passe par des moments d’hésitations, de tâtonnements, de chaos et d’agacements, mais étrangement ce sont souvent les moments de répit qui deviennent les plus troublants, comme en témoigne cette longue session hors du temps qu’est ‘Bateau Coulé’.

Ce document édité par le label berlinois Rumpsti Pumsti (Musik) rassemble onze morceaux qui n’étaient jusqu’alors possédés que par une poignée de chanceux possédant l’édition vinyle originale des vingt morceaux de 1961 (Circé et la Fondation Dubuffet en ont réédité neuf en 1991, dans un premier volet intitulé ‘Experimentations Musicales I’). Les bases jetées dans ces expérimentations poussent à l’époque les marges loin sur les côtés. Force est de constater qu’elles demeurent une référence assez indépassable de radicalité, d’improvisation et d’anti-musique. A cette période Dubuffet, avec une certaine modestie ne semble pas savoir précisément ce qu’il a fait, s’intéressant davantage au voyage qu’à sa destination. Il évoque ses premières ‘expérimentations musicales’ comme une ‘aventure dans un domaine qu’il connaît mal’, certainement assez mal pour s’y permettre toutes les audacités, brouillant sans retenue les frontières culturelles entre son et musique, document et enregistrement, quelque chose et n’importe quoi. Dubuffet confesse que ni lui, ni Jorn n’avaient à l’époque entendu parler de Musique Concrète, ni même de Musique Sérielle ou électronique. Certainement influencé par Dubuffet, Karel Appel enregistrera deux années plus tard en 1963 au Studio Philips d’ Eindhoven une autre référence sonore d’Art Brut qu’il nommera comme pour en parfaire le sens : Musique Barbare.

BENJAMIN LAURENT AMAN

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