CHORALE JOKER : Les Lucioles
JOANNE HÉTU
AMBIANCES MAGNÉTIQUES AM 256 – 2020
CD
Nourrie par l’imaginaire et la ferveur iconoclaste d’une vingtaine d’artistes dont le premier instrument n’est sans doute pas la voix, la pièce Les Lucioles, interprétée par la Chorale Joker de Joane Hétu, Jean Derome et Danielle Palardy Roger déborde d’une énergie foutraque et diablement communicative. Cette bande d’allumés issue de la scène improvisée de Montréal, parmi lesquels on croise notamment Lori Freedman, Alexandre St-Onge, Michel F Côté, Diane Labrosse, David Cronkite, Géraldine Eguiluz ou Isaiah Ceccarelli, semble même s’en donner à cœur joie, bousculant les conventions du genre avec une bonne humeur réjouissante en ces temps de morosité programmée. Insecte à la luminosité naturelle, la luciole ou mouche à feu, dont l’éclat n’a d’égale que la fugacité, n’en est pas à son coup d’essai poétique. Pasolini lui-même voyait dans sa disparition une métaphore de la culture dévorée par la Société du Spectacle, et dans son Projet Luciole de 2014, le romancier Nicolas Truong comparait sa survivance à une lueur « brillant encore au cœur des nuits surveillées ». À bien écouter d’ailleurs, on comprend que le texte martyrisé par les Jokers décline lui aussi la brillance et la fragilité de son sujet en autant de signes d’espoir contre l’obscurité. Mais s’il assume la délicatesse de David face à la force brute de Goliath, le livret ne traite pas la résistance de ces points luttant dans la nuit sous la forme d’une diatribe militante, mais comme un conte dont l’esthétique relèverait plus du cubisme que du naturalisme, un collage surréaliste dont le sens profond se dissimule sous l’apparent effet du hasard. D’un strict point de vue musical, l’ensemble – constitué d’improvisateurs aguerris, d’instrumentistes, de danseurs ou de comédiens – obéit au principe de la conduction et se laisse guider par une série de signes instantanés à travers les divers moments de la pièce, alternant soli et tutti, figures imposées ou laissées à discrétion, déplacements des masses sonores, canons successifs conduisant à la folie bruitiste, voix confinant à l’épuisement, durées ad lib ou arrêts soudains. Il faut tendre l’oreille si l’on veut saisir le contenu et plus encore si l’on veut atteindre au sens, comme dans ces films où le spectateur doit participer activement à la création. Mais après plusieurs écoutes, la langue employée se laisse apprivoiser, au point que l’opacité de certains détails nous offre un sésame singulier vers une compréhension générale et une intelligence réelle, non seulement du discours, mais aussi des enjeux dans toute leur dimension poétique et musicale. Fondée en 2012, la Chorale Joker relève de ces groupes d’artistes dont le projet compte peut-être moins que le rassemblement en un temps et un lieu précis. On peut donc raisonnablement penser que Joane Hétu, dont l’ensemble SuperMusique réunit également, depuis 1998, une vingtaine d’instrumentistes émargeant bien souvent chez Joker, appartient à cette indispensable lignée d’êtres fédérateurs capables d’illuminer les esprits dans les ténèbres de l’individualisme.
JOËL PAGIER