Rhys Chatham
La synthèse croisée est cette technique musicale – de musique électronique – qui consiste à créer à partir de deux sons un troisième qui hérite de certaines caractéristiques du premier son et d'autres du second : une production sonore dans laquelle un paramètre d'un son (par exemple, l’amplitude ou la fréquence) influe sur un autre paramètre, pas nécessairement le même, d’un autre son. Ainsi la synthèse croisée par source/filtre consiste à transformer le spectre d'un son par l’enveloppe spectrale d'un autre son. Le premier son est donc littéralement filtré par l’enveloppe spectrale du second et cela peut donner, par exemple, ces effets d'un instrument qui « parle », ou créer un timbre inouï qui n'est pas tant le résultat d'un morphing sonore entre les deux sons de départ, mais une véritable hybridation qui n'est plus aucun des deux sons de départ, bien que leur devant à tous deux son existence. Pourtant ce n'est pas tant aux sons que l'on aimerait s'intéresser ici mais plutôt à ceux qui les inventent, les manipulent et les mettent en formes – les musiciens et notamment ceux qui, dans leur production mais aussi dans leur vie ont, ont ainsi hybridé deux attitudes ou esthétiques, qui sont passés d'une vision de la musique à une autre, créant par là une forme nouvelle ; à moins qu'il ne s'agisse d'un positionnement face à la vie et pas seulement musicale. Une sorte de synthèse croisée de la pratique musicale elle-même, une hybridation venue de la nécessité.
Cette rubrique animée par Kasper T. Toeplitz a été publiée en premier lieu sur le webzine Présent Continu
Rhys Chatham est un musicien de croisement à plus d'un titre, il incarne même, pourrait-on dire plusieurs croisements en tant qu'il appartient à plusieurs mondes : il s'agit d'une part d'un musicien de formation tout ce qu'il y a de plus classique, académique – flûtiste de formation, il n'a longtemps connu et apprécié que la musique classique ou contemporaine, dans son acceptation de « musique savante » – alors qu'il est connu pour ses ensembles de multiples guitares, vastes ensembles pouvant aller depuis le trio (« Guitar Trio » est une composition de 1977 importante et historiquement marquante de Rhys, à tel point qu'il a nommé un de ses disques récents « Guitar trio is my life! ») jusqu'à cent guitaristes, et l'inspiration qu'il tire de la musique rock est évidente et affichée, plus particulièrement du punk-rock, puisqu'il s'est longtemps réclamé de la sorte d'épiphanie qu'il a éprouvée lors d'un concert du groupe « The Ramones », et que plus récemment il ne tarit pas d'éloges sur le groupe de doom « Sleep ». Sa musique peut marquer autant le point de convergence autant qu'un endroit limite, une frontière possible, entre une vision classique de la musique, complète avec ses partitions et études poussées, et la musique rock dans ce qu'elle a de plus primaire, en apparence du moins, l'endroit où elle est plus une posture ou un choix de vie que simplement musique. Mais il y a plus encore : Rhys Chatham est New-Yorkais et c'est donc tout naturellement que sa fréquentation de la musique « savante » passe par une intimité étroite avec la musique minimaliste – courant jusqu'à récemment peu apprécié et encore moins représenté en France, sans doute seul courant de la musique classique à être véritablement américain. Mais de New-Yorkais Rhys est devenu, il y a longtemps déjà habitant de la France ou plutôt même parisien, et là aussi le fait d'avoir franchi l'océan lui permet de jeter un regard sur le fonctionnement de la musique, sur les politiques musicales, les us des deux continents : Europe et Amérique du Nord. Il paraissait donc essentiel de parler avec lui, interroger sa vision et des musiques différentes – mais pas qu'en termes musicaux, en termes de choix de vie – et sur les cultures musicales, autres également, selon les pays et leur histoires respectives. Mais avant, pour comprendre justement le point de vue du compositeur, il était inévitable de revenir sur sa genèse : la flûte, Edgard Varèse, Morton Subotnick et la découverte des synthétiseurs Buchla, l'apprentissage du contrepoint mais aussi la rencontre avec Charlemagne Palestine, celle avec la musique de La Monte Young
Assez rapidement Rhys Chatham se retrouve à être directeur du programme musical de la Kitchen à New York, lieu d'avant-gardes artistiques, fondé par le couple des plasticiens Vasulka – et pour lui c'est l'occasion de rencontrer puis d'étudier avec La Monte Young : une rencontre fondamentale dans sa formation
Si jusqu'alors Rhys Chatham ne s'était intéressé qu'à la musique classique-contemporaine, avec un net penchant pour la musique minimaliste – il dit souvent qu'il est minimaliste jusqu'au fond de son cœur – il manquait encore autre chose, une autre rencontre pour forger sa personnalité musicale : celle avec l'énergie du rock, avec sa puissance. Cette rencontre se fera tout d'abord par l'intermédiaire d'un autre compositeur, Peter Gordon, et son Love Of Life Orchestra, auquel le jeune Rhys participe, mais également par le concert auquel Gordon traine Chatham : The Ramones, en 1976, au fameux – et depuis fermé – club New-Yorkais, CBGB. Une révélation et une révolution pour Rhys Chatham qui dés lors trouve sa voie musicale
Rhys Chatham est sans doute le seul compositeur – compositeur de formation classique – pour qui la musique rock – punk qui plus est, le punk des Ramones – pose problème du fait de sa difficulté technique : minimaliste il se faisait fort de bâtir sa musique sur un seul accord, immuable tandis que le punk se fait une fierté de n'utiliser que trois accords ; c'est quand même deux de plus!
Mais plus important sans doute est le questionnement qui vient à Rhys sur la sincérité de la musique que l'on propose, sur sa sincérité intrinsèque : quitte à utiliser des éléments du rock il faut être capable, acquérir la légitimité, de la jouer sur les scènes où elle est née et où elle vit, et non pas seulement, comme un clin d'œil ou une pose dans les endroits aseptisés de la recherche académique. Mais il se pose également la question de la validité historique pourrait-on dire, de la recherche d'une nouvelle forme musicale : le sens à donner aux choses pour qu'elles ne restent pas simple gimmick – et la position du pianiste Frederick Rzewski semble éclairer le chemin de Rhys Chatham
A se réclamer des groupes de Rock, de Jazz, voire même à invoquer les ensembles de musique improvisée des années 1960 et 70 comme AMM ou Musica Elettronica Viva, et à parler d'une redécouverte de la liberté en musique, Rhys Chatham prend quand même une position – politique – différente : là où pour tous ces ensembles la notion de créateur disparaît, les chansons de Ramones étant signées par les Ramones, même si en fait le compositeur principal était le bassiste, Dee-Dee Ramone, et d'ailleurs c'était la même chose chez les Beatles, d'une certaine façon : les chansons étaient signées Lennon-McCartney, même si elles avaient été écrite par un seul, et l'entité Beatles étaient bien ces quatre-là, John, Paul, George and Ringo, et au même moment AMM, MEV ou SEM prônaient une signature collective ou plutôt une absence de signature, Rhys affirme bien la composition comme sienne, et les autres musiciens de ses groupes sont relativement anonymes (et ce même lorsqu'il s'est agi de personnalités comme Glenn Branca, les guitaristes de Sonic Youth ou ceux de Band of Susans). Par contre il ne travaille pas avec des interprètes reconnus, mais toujours avec ses propres musiciens, en groupe – et là l'influence des groupes Rock ou Jazz semble évidente, à moins qu'il ne s'agisse de contraintes tant stylistiques qu'économiques
Rhys Chatham fait partie de ces compositeurs qui n'abandonnent pas la pratique d'un instrument, au contraire : il en pratique de plus en plus – on a parlé de la flûte, qu'il reprend ces dernières années, la guitare, évidemment, également la trompette qu'il joue depuis longtemps. Mais chez lui les changements d'intérêt instrumental correspondent également à des phases de sa musique, des explorations d'autres univers compositionnels.
Par exemple le moment où Rhys Chatham s'éloigne de la guitare (il y reviendra) pour travailler la trompette est également le moment où il va aller vers une musique plus martiale
Résidant en France depuis 1988, les references musicales, voire la façon de travailler à sa musique de Rhys Chatham sont malgré cela essentiellement celles du minimalisme, musique essentiellement américaine – une forme musicale qui, par chez nous, n'a pas toujours bonne presse, une musique à laquelle on reproche souvent sa facilité. Il était tentant de demander à Rhys Chatham, ce transfuge entre les deux pays et les deux cultures, sa vision de la situation politique de la musique, ou des musiques, parler de cet antagonisme