WWH 25

Observatoire des différences : prologue

Avec ce numéro 25, Elena Biserna rejoint Carole Rieussec, fondatrice de la rubrique, et wi watt’heure déplace son regard.
Plutôt que d’un changement ou d’une rupture, il s’agit d’un double mouvement d’ouverture et de resserrement de la focale de la rubrique.
D’une part, wi watt’heure continuera à inviter des femmes ou des collectifs pour explorer leur univers, leurs perceptions, leurs représentations, leurs actions. L’écriture formelle de la rubrique sera toujours pensée comme un miroir de ces singularités. En même temps, nous souhaitons poser notre objectif plus directement et largement sur la sphère sociale et politique pour l’interroger à travers le regard des femmes. Des femmes artistes, des femmes théoriciennes, des femmes militantes, des femmes concrètement engagées dans la société et qui, à travers leurs expériences et leurs pratiques, visent à la questionner et à la transformer.
Le but n’est pas seulement d’alimenter l’inclusion et la différence dans le champ de l’art – et des arts sonores en particulier – mais d’utiliser le regard des femmes comme un prisme pour écouter, repenser et défier les multiples rapports de pouvoir et de domination en jeu dans le monde contemporain.
Il s’agit d’amplifier les voix des femmes pour rendre audibles les différentes formes d’oppression (patriarcat, impérialisme, colonialisme, capitalisme, hétéronormativité, entre autres) et discrimination (sexisme, homophobie, transphobie, racisme, classisme et psychophobie, entre autres) et pour imaginer des façons de penser l’identité et sa relation au pouvoir en déplaçant les oppositions binaires homme/femme, citoyen/étranger, noir/blanc, nature/culture, etc. sur lesquelles elles sont basées. Il s’agit également de créer un espace de visibilité pour des pratiques marginales ou marginalisées tout en revendiquant leur potentiel d’analyse, d’action et de transformation. Il s’agit de privilégier des approches et des démarches « situées », ancrées dans un positionnement et un point de vue précis, tout en reconnaissant leur construction historique, culturelle, sociale et politique.

wi watt’heure devient un observatoire des différences.

Comme prologue à ce repositionnement, dans ce numéro nous sommes parties de nos propres pratiques pour les faire dialoguer en juxtaposant deux objets émanant de nos recherches actuelles.

Carole propose un travail en cours dont le matériau est récent et inachevé, et révèle une pratique militante de proximité. A côté de la ville où elle réside, Frontignan, à six kilomètres exactement, il y a la célèbre touristique ville de Sète. Et dans cette ville « magique », il y a un centre de rétention administrative, le CRA de Sète. C’est le long du quai Maillol, au numéro 15, et en sortant du CRA, ou en y entrant, qu’on voit l’été passer des petites « vedettes » qui vrombissent sur l’eau. Sur la proue de ces bateaux, s’esclaffent des femmes à la peau halée et des messieurs en petite tenue bien occupés des moteurs … C’est grâce au collectif exCradition générale* basé à Sète que Carole entre en contact avec les enfermés de ce CRA, elle leur rend visite, tout simplement. Elle enregistre clandestinement ces moments. Il n’y a que des hommes, jeunes, des sans-papiers d’Afrique du Nord majoritairement, les femmes sont à Marseille, les « migrants » sont très vite remis à la rue. La pièce est une esquisse, le titre provisoire en est « dans la voix d’Ayoub.B ». Ayoub.B est le nom d’un jeune homme, un marocain de 19 ans vivant en Corse avec ses parents, qui a porté plainte contre une policière qui l’avait injustement puni, depuis comme il le dit « j’ai des problèmes » ; il a été expulsé le 27 août par bateau à Tanger. Ce n’est pas son histoire …

Elena republie et traduit en français sa première partition : The Resounding Flâneuse/La Flâneuse résonante (2018). Il s’agit d’une partition pensée pour une femme marchant seule en ville la nuit avec des sabots qui prolonge dans la pratique une recherche historique sur les relations entre marche, écoute et production sonore dans l’espace urbain ainsi qu’une collection de partitions verbales et graphiques liées à la marche commencée en 2014 (Walking from Scores). En considérant l’urbanisme et la planification de l’environnement comme des systèmes qui reflètent et renforcent les relations sociales dominantes, y compris le système patriarcal, The Resounding Flâneuse interroge l’expérience (auditive) de l’espace urbain à partir d’une perspective genrée. Elena a écouté son expérience personnelle et corporelle de la ville la nuit, exploré les blogs et les forums utilisés par les femmes pour échanger sur leur sécurité dans l’espace public et leurs tactiques pour se protéger (dont beaucoup sont liées à l’écoute) ainsi que des projets et des récits d’artistes femmes dans l’espace public. The Resounding Flâneuse joue sur les catégories de visibilité/invisibilité, réduction au silence/résonance pour nous inviter à écouter nos pratiques spatiales et notre relation à l’altérité urbaine, mais aussi à investir et nous réapproprier l’espace partagé, le faire résonner de différences.

  • le collectif devient « Collectif politique contre l’enfermement et l’expulsion des étrangers »

Elena Biserna & Carole Rieussec

Elena Biserna

The Resounding Flâneuse

For one self-identifying woman with wooden clogs walking alone in a city at night

Listen to your footsteps.
How do they sound? What is their rhythm?
Does being alone at night influence your way of walking? Are you walking faster? Are you trying to avoid any places? Are you trying to walk silently? Are you trying to be invisible?

“Walk so silently that the bottoms of your feet become ears.”

How does the sound of your footsteps change according to the different materials and surfaces of the environment (gravel, asphalt, stones…)? How does it propagate in space? Do you feel empowered by this sound? Are you worried about its diffusion?

Listen to the street on which you are walking.
Is it silent? How does it feel? What are the noises that give you confidence? What are the noises that you would like to hear? What are the sounds of others?

Listen to the footsteps of the people walking on the street.
How far are they? In which direction are they going? Is anyone approaching you?
Do you feel reassured by their presence? Or do you feel afraid, threatened maybe? Is anyone looking at you or addressing you?

Listen to the city as an ever-changing polyphony generated by a plurality of moving bodies. Listen to its dissonance. Amplify its difference.

Walk at your own pace.
Walk so loudly that the bottoms of your feet become a percussion instrument.
Play the city. Dance at the rhythm of your steps.
Rewrite the city with your body, with your sounds.
Project your presence in space. Hum, if necessary. Sing or laugh out loud.
Wear your lipstick, if you like it. Smile at everyone you meet.
Never try to silence yourself or go unnoticed.
Be visible, be audible, vibrate, resound.

Marseille, April 2018

 After:

Blank Noise, The Step By Step Guide To Unapologetic Walking, 2008.

Aruna D’Souza, Tom McDonough (eds.), The Invisible Flâneuse?: Gender, Public Space, and Visual Culture in Nineteenth-Century Paris. Manchester University Press, 2006.

Lauren Elkin, Flâneuse. Women Walk the City in Paris, New York, Tokyo, Venice, and London.Chatto & Windus, 2016.

katrinem, go your gait!

Pauline Oliveros, Native, Sonic Meditations, 1974.

Anna Raimondo, Nuove frontiere del benessere dell’ecosistema vaginale, 2017.

Jessica Thompson, walking machine, 2003.

Hildegard Westerkamp, “Soundwalking.” Sound Heritage 3, 4 (1974): 18-27.

First published in the catalogue of Marea, curated by MU (Ravenna: Danilo Montanari Editore, 2018)

Elena Biserna

La flâneuse résonnante

Pour une femme marchant seule en ville la nuit avec des sabots

Écoutez vos pas.
Comment sonnent-ils ? Quel est leur rythme ?
Le fait d’être seule la nuit influence-t-il votre façon de marcher ? Marchez-vous plus vite ? Y a-t-il des endroits que vous essayez d’éviter ? Tentez-vous de marcher silencieusement ? Essayez-vous d’être invisible ?

« Marchez si silencieusement que les plantes de vos pieds deviennent des oreilles. »

Comment le son de vos pas se transforme-t-il en fonction des différents matériaux et surfaces de l’environnement (gravier, asphalte, pierres…) ? Comment se propage-t-il dans l’espace ? Etes-vous rassurée par ce son ? Êtes-vous gênée par sa diffusion ?

Écoutez la rue dans laquelle vous marchez.
Est-elle silencieuse ? Que ressentez-vous ? Quels sont les bruits qui vous tranquillisent ? Quels sont les bruits que vous aimeriez bien entendre ? Quels sont les sons des autres ?

Écoutez les pas des gens qui marchent dans la rue.
Sont-ils loin ? Dans quelle direction vont-ils ? Êtes-vous rassurée par leur présence ? Ou alors vous sentez-vous menacée ? Quelqu’un vous regarde-t-il ? Ou bien s’adresse à vous ?

Écoutez la ville comme une polyphonie en devenir générée par une pluralité de corps en mouvement. Écoutez sa dissonance. Amplifiez sa différence.

Marchez à votre propre rythme.
Marcher si bruyamment que les plantes de vos pieds deviennent un instrument à percussion.
Jouez la ville. Dansez au rythme de vos pas.
Réécrivez la ville avec votre corps, avec vos sons.
Projetez votre présence dans l’espace. Fredonnez, si nécessaire. Chantez ou riez à voix haute.
Mettez votre rouge à lèvres, si vous l’aimez. Souriez à tous ceux et celles que vous rencontrez.
N’essayez jamais d’être silencieuse ou de passer inaperçue.
Soyez visible, audible, vibrez, résonnez.

Marseille, avril 2018

D’après:

Blank Noise, The Step By Step Guide To Unapologetic Walking, 2008.

Aruna D’Souza, Tom McDonough (dir.), The Invisible Flâneuse?: Gender, Public Space, and Visual Culture in Nineteenth-Century Paris. Manchester University Press, 2006.

Lauren Elkin, Flâneuse. Women Walk the City in Paris, New York, Tokyo, Venice, and London.Chatto & Windus, 2016.

katrinem, go your gait!

Pauline Oliveros, Native, Sonic Meditations, 1974.

Anna Raimondo, Nuove frontiere del benessere dell’ecosistema vaginale, 2017.

Jessica Thompson, walking machine, 2003.

Hildegard Westerkamp, “Soundwalking.” Sound Heritage 3, 4 (1974): 18-27.

Publié pour la première fois dans le catalogue du festival Marea, commissariat MU (Ravenna: Danilo Montanari Editore, 2018).

wi watt'heure # 25 by carole rieussec

Dispositif

En juin, je rencontrai le collectif exCradition générale de Sète dont j’ai tout de suite apprécié la démarche, je les ai alors rejoints. Ma première visite au centre de rétention administrative de Sète, CRA, date du 19 juillet. J’ai cherché ensuite le moyen d’enregistrer ces moments. Ne pouvant pas toujours entrer dans la cellule de visite avec un sac, j’ai dissimulé un minuscule magnétophone dans mon soutien-gorge. J’ai toujours sorti l’enregistreur une fois les agents de police ressortis de la cellule. Ces enregistrements sont une image voilée de nos conversations.

Pour inaugurer cette nouvelle série wi watt’heure, j’ai voulu en jouer quelques bribes.

Carole Rieussec

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