A NEW WAY TO PAY OLD DEBTS

BILL ORCUTT

EDITIONS MEGO 119

Distribution : Metamkine

CD

Même la plus dogmatique (puritaine ?) des musiques rebelles, à savoir le hardcore, pourtant fondée sur des refus d’ordre esthétique (dont l’idée de solo), a pu développer une certaine forme de complaisance, paradoxale il est vrai, et dont il apparaît rétrospectivement évident qu’elle découle d’une surenchère quasi invariable dans la vitesse d’exécution des morceaux joués.
De tous les groupes de hardcore comme de la course au « toujours plus vite« , Harry Pussy sortit gagnant. Harry Pussy fut le plus rapide, le plus fou, le plus violent, le plus cru, le plus hyper-free de tous ; il fut donc celui qui, au milieu des années 1990, joua des morceaux excédant rarement une minute (on avait certes déjà entendu ça, ne serait-ce que chez Minutemen), en mélangeant free jazz, hardcore, noise et no wave (ce qui est plus rare), jusqu’à atomiser les Germs et « Dali’s Car » de Captain Beefheart contre le mur d’un son incroyablement compact.
Entre 1992 et 1997, ce groupe originaire de Miami et fondé par la batteuse-chanteuse Adris Hoyos et le guitariste Bill ORCUTT, délivra des performances qui firent grand bruit et l’intronisèrent comme l’une des formations de rock underground les plus extrêmes de son temps. Depuis, une rétrospective (« You’ll Never Play This Town Again« ) est venue témoigner de l’influence qui en résulta, et que l’on qualifiera de conséquente (par exemple Wolf Eyes la revendique).
En matière de rifs tendus, Harry Pussy ne possédait que peu d’équivalents ; et Bill ORCUTT s’imposait déjà comme un guitariste fascinant. Avec son jeu de batterie réduit au strict essentiel et mis sur pied à partir d’un kit qui ne l’était pas moins, Adris Hoyos façonnait un contrepoint convulsif idéal dans lequel émergeait même parfois, les amateurs s’en souviendront, une impitoyable reprise du « Showroom Dummies » de Kraftwerk. (Depuis, Adris Hoyos, mère de deux enfants et épouse de l’artiste argentin Graham Lambkin, a levé le pied). On se remémorera aussi Dan Hosken, également à la guitare, qui conférait à l’ensemble un grain abrasif digne des Blue Humans et Dead C. Bill ORCUTT nous revint d’abord avec un double LP singulier commençant désormais à dater, « Let’s Build A Pussy« , réalisé avant qu’Adris Hoyos ne rende le tablier et se contente d’être l’influence marquante que l’on sait sur Chris Corsano. Tout ceci, donc, bien avant que ne paraisse, sur Palilala, un autre LP de Bill ORCUTT, en solo celuilà, intitulé « A New Way To Pay Old Debts« , LP nous revenant aujourd’hui via Editions Mego, agrémenté d’excellents bonus.
À priori, dans ces colonnes, beaucoup connaissent le guitariste John Fahey, aussi bien ses classiques sortis par son label Takoma que ceux qu’il a réalisés au crépuscule d’une vie bien remplie, en dynamitant la tutelle pourtant bienveillante des Bukka White et autre Skip James, tout en abandonnant – de concert – la sophistication d’un fingerpicking sans failles au profit de boucles de bruit blanc qu’on s’étonnait de trouver dans les parages du folk à l’époque de « Womblife » et « City Of Refuge« . Eh bien Bill ORCUTT paraît s’être émancipé du hardcore, comme John Fahey du fingerpicking, afin de revisiter certaines des sources de ce que l’on nomme primitivisme américain. C’est-à-dire des gens comme Lightnin’ Hopkins (dont « Sad News From Korea » est ici repris), Fred McDowell ou le guitariste-chanteur Joseph Spence, originaire des Bahamas et assez peu connu en dehors du contexte qui l’a vu naître (ses rééditions par Water sont indispensables). Un accordage singulier, deux cordes en moins, une guitare vintage assortie d’un micro du même acabit : avec une conviction rare Bill ORCUTT s’avère en mesure de payer son tribut aux aînés. Un tribut à l’écoute duquel l’on songera à l’entêtement associé aux figures circulaires d’un Henry Flynt, d’ailleurs pareillement attiré par la musique des pionniers d’Amérique du Nord. Viendront aussi à l’esprit le sens de l’attaque d’un Sonny Sharrock, d’un Ray Russell (celui des débuts, évoluant aux côtés de Gary Windo) ou encore d’un Masayuki Takayanagi. Enfin, l’on évoquera l’avalanche de clusters frénétique et constitutive du jeu du pianiste Cecil Taylor passé une certaine époque, voire même une propension, avec ce dernier partagée, au développement du discours par expansion, accumulation et effets d’accélération, se traduisant par un flux instrumental dense et ininterrompu, comme mû par une force propulsive peu courante. Une relative complexité née des trames des morceaux rappelle également le résultat sonore des partitions pour piano mécanique de Conlon Nancarrow: même sens de la rupture, mêmes tempo ultra rapides.
L’on a dit de Colon Nancarrow qu’il était une sorte de Bach de son époque, grandi avec le boogie-woogie comme background culturel musical. Bill ORCUTT, quant à lui, mélange Derek Bailey et John Fahey, Gerogerigegege et Sonny Sharrock, Joseph Spence et feu-Harry Pussy. Et c’est sacrément puissant !

PHILIPPE ROBERT

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